Françoise Huguier

Au doigt et à l’œil

Norisk

1992, Norilsk, Sibérie polaire : La route qui mène à la ville est jonchée de tuyaux et de poteaux en bois, restes d’un camp militaire de défense aérienne ; quelques congères, au loin une usine dans le brouillard… De chaque côté de la route un paysage brunâtre à traînées beiges, blanches, bleu ciel et rose. À l’approche de l’usine, les ruisseaux et la rivière deviennent rouges et verts, la neige aussi, c’est une usine de cuivre. Les usines se multiplient à l’approche de Norilsk, le ciel est bas, un énorme nuage gris surplombe la ville. Norilsk a été fondée sous Staline, dans les années 1930. Elle a été bâtie par des déportés du Goulag puis par des prisonniers allemands. Le centre, la partie administrative, imite les immeubles de Saint-Pétersbourg. La place centrale, avec sa statue de Lénine, domine toute la vallée des usines. J’apprends qu’à six kilomètres de Norilsk se trouve une ville fantôme. Tout ce qui est fantôme, j’aime. Elle a été construite dans les années 40, à proximité d’une mine de nickel à ciel ouvert. Elle n’a pas été longtemps habitée car, dès qu’on provoquait une explosion à la mine, les citadins recevaient une pluie de caillasse. Nous partons au petit matin visiter l’usine de cuivre avec Youri Ichenko, directeur du service photo du combinat. Officiellement les étrangers sont interdits : nous avons donc de la chance, une fois de plus. Un graffiti nous accueille : « Gorbatchev, fous le camp ! » L’ingénieur en chef nous fournit casques et masques à gaz. Nous pénétrons dans l’atelier de fonderie. Là, c’est le choc : des fours alignés, énormes, hauts comme des immeubles de sept étages, comme des gueules de dragons géants crachant du feu, au milieu d’une odeur de soufre. En face, d’énormes creusets recueillent la bave du monstre. Les quelques ouvriers à leurs pieds semblent des Lilliputiens placés là pour distraire un ogre. Le bruit nous submerge, je deviens sourde, j’ai l’impression que tout va exploser. Le vertige me prend, c’est le soufre, j’ai un goût de sang dans la bouche. Je desserre les dents du masque à gaz (une simple boite de conserve avec un tuyau en caoutchouc) pour pouvoir prendre des photos. J’hésite entre une image inspirée de Stalker ou de Métropolis. Je passe le reste de la journée en transe photographique.